Joaquín Almunia Membre de la Commission responsable des Affaires Economiques et Monétaires - Le Marché et la Patrie Conférence à Sciences-Po

March 29, 2006

Paris, le 28 mars 2006

Mesdemoiselles

Mesdames,

Messieurs,

Un général bien connu en ces lieux avait qualifié il y a quelques années la Commission « d’aréopage apatride, technocratique et irresponsable ». Permettez à un membre de cet inquiétant cénacle d’abandonner exceptionnellement le volapük intégré pour s’adresser à vous en français.

Dans exactement un an moins trois jours, nous célébrerons les 50 ans du traité de Rome. Il peut paraître étrange au terme de ce demi-siècle de patient labeur de construction d’un grand marché communautaire sans frontière de s’interroger à nouveau sur les vices et vertus du nationalisme économique. Mais l’actualité nous y force. Il y a depuis un an en France, en Espagne, en Italie, en Pologne et même au Luxembourg des vagues de déclarations étonnantes de tel ou tel Ministre prônant au nom de mystérieux intérêts supérieurs de la Nation la résistance contre l’envahisseur étranger. Il ne s’agit plus d’arrêter les Maures à Poitiers, mais de bloquer les Indiens dans les forges de Lorraine ou les Teutons à l’ombre des centrales électriques de Catalogne.

L’Europe de Jean Monnet est en train de céder la place à celle de Colbert. Ce retour à des principes en vogue au XVIIème siècle peut difficilement passer pour un pas en avant.

Non pas que le patriotisme soit en soi une idée condamnable. Comme le disait le général de Gaulle, on ne construit pas l’Europe comme on écrase les marrons dans une purée : on est d’évidence pas plus Européen en étant moins Français, moins Allemand ou moins Espagnol. Mais on peut être patriote à courte vue ou patriote à longue vue. On peut choisir entre être un patriote craintif qui se cache derrière un mur ou un patriote ambitieux, qui cherche à construire et renforcer les bases même de la puissance de son pays.

Dans ce temple du plan en deux parties, je vais essayer d’éclairer à la lumière de nos expériences et de l’histoire économique les termes de ce choix, en montrant que le protectionnisme est une voie sans issue et qu’un patriotisme économique réfléchi devrait avoir au contraire pour but de construire un marché efficace et attractif pour l’investisseur étranger.

Commençons par ce récurrent culte du mur.

C’est un réflexe naturel. Vivre à l’ombre d’une muraille procure un sentiment de sécurité et favorise un aveuglement paisible. Regardez les reportages de l’époque sur les troupes françaises stationnées en 1939 sur la ligne Maginot : on s’y amusait bien.

De nos jours, cette muraille peut prendre bien des formes. Elle va de sa manifestation la plus visible – le droit de douane – à des actions beaucoup plus variées et sophistiquées, allant du changement soudain du cadre de contrôle des investissements à des montages financiers sophistiqués, visant à additionner des opérateurs nationaux pour mieux contrer un opérateur étranger. Parfois un simple discours menaçant suffit : il faut beaucoup de courage pour acheter par exemple une banque dans un autre pays sans l’assentiment tacite du gouvernement. Ce dernier a de nombreux moyens de rendre la vie quotidienne d’un opérateur financier très pénible.

Je souhaiterais faire deux constats :

- Premier constat : les politiques protectionnistes ne marchent pas. Il est presque inutile de s’appesantir sur la question tant la chose a déjà été amplement démontrée. Il suffit par exemple pour s’en convaincre de se rappeler que le revenu par habitant était plus élevé en 1960 en Afrique noire qu’en Asie du sud-est. L’Afrique a choisi une stratégie protectionniste alors que l’Asie du sud-est a misé sur une insertion dans les flux d’échanges mondiaux. La différence de résultat atteint après une quarantaine d’années est malheureusement pour l’Afrique très parlante. Les politiques de protection aux frontières freinent les progrès de productivité, favorisent une mauvaise allocation des capitaux et ralentissent la diffusion des progrès technologiques. Elles étouffent progressivement ceux la même qu’elles prétendent défendre.

- Deuxième constat, la notion de champion national se vide progressivement de son sens. Cette affirmation n’est pas nouvelle. Thomas Jefferson écrivait déjà il y a 200 ans : « les négociants n’ont pas de patrie. Ils sont moins attachés à l’endroit où ils vivent qu’à celui d’où ils tirent leurs profits ».

Le champion national n’existe que dans le regard du gouvernement qui le contemple.

L’ancien Secrétaire au travail de Bill Clinton, Robert Reich, fournit dans un de ses ouvrages une illustration éclairante. Quant un Américain achète 20 000 dollars une Pontiac à General Motors, 6000 dollars vont en Corée du Sud pour les opérations de montage, 3500 dollars vont au Japon pour les composants de pointe, 1500 dollars vont en Allemagne pour le dessin de la carrosserie et les études de conception, 800 dollars vont à Taiwan et à Singapour pour les petits composants, 500 dollars vont en Grande Bretagne pour le marketing et la publicité, 100 dollars vont en Irlande et à la Barbade pour le traitement des données. Le reste, soit moins de 800 dollars, va au siège à Detroit, aux banquiers et avocats new-yorkais du groupe et aux actionnaires, dont une grande partie sont étrangers. Est-ce une voiture américaine ? Coréenne ? Japonaise ? Allemande ? La question même n’a plus de sens.

Exemple américain me direz-vous. La situation n’est pas différente de ce côté ci de l’Atlantique.

Prenez par exemple le prototype même du champion national gaulois, Renault. Est-ce vraiment une entreprise française ? La question parait saugrenue. La réponse n’est pourtant pas évidente. A-t-elle un actionnariat majoritairement français ? Près des 2/3 de ses actionnaires sont étrangers. Concentre-t-elle ses sites de production en France ? Le groupe a des usines en France, en Espagne, en Slovénie, au Royaume-Uni, au Portugal, en Roumanie, en Russie, en Turquie, au Maroc, en Egypte, au Kenya, au Zimbabwe, en Afrique du sud, aux Etats-Unis, au Mexique, en Colombie, au Brésil, au Chili, au Pakistan, en Argentine, en Thaïlande, aux Philippines, en Indonésie, en Corée du sud, en Chine, à Taiwan, au Japon et en Malaisie. Est-elle au moins française par ses ventes ? Elles ont lieu à 86% hors de France. Suffit-il en somme d’avoir un siège administratif en France et un patron de nationalité française pour devenir un champion national français?

Les gouvernements européens devraient cesser de regarder avec des yeux d’amoureux leurs champions nationaux : leurs belles les trompent depuis longtemps. Ils parlent d’amour et elles parlent d’intérêt. Ce patriotisme unilatéral confine à la naïveté : le champion national n’est national que lorsque cela l’arrange. La responsabilité des dirigeants d’une entreprise est de la faire prospérer et de saisir au mieux les opportunités : il est de leur devoir de faire abstraction des frontières et des origines nationales de la firme.

Les politiques de défense des champions nationaux contre les investisseurs étrangers sont donc en pratique totalement dénuées de sens. Elles privent le pays d’un afflux de capitaux étrangers au nom de principes surannés et perturbent le bon fonctionnement du grand marché européen.

Les pères du traité ont dans leur sagesse donné à la Commission européenne un rôle d’arbitre et un sifflet assez puissant pour pouvoir arrêter un joueur indiscipliné en lui délivrant un carton rouge. Elle peut sanctionner sur base de l’article 56 du traité les infractions à la libre circulation des capitaux : des « golden shares » aux décrets de circonstance, elles sont malheureusement encore nombreuses. La Commission a également une compétence exclusive pour se prononcer sur les fusions de dimension communautaire. Elle ne restera pas inerte. Le marché unique est le plus grand atout économique de l’Europe. Les tentatives de détricotage doivent s’arrêter.

Si le patriotisme défensif est voué à l’échec, il existe par contre un patriotisme intelligent, un patriotisme offensif qui vise à développer au mieux les atouts nationaux pour attirer les investisseurs étrangers.

En un mot, qui vise à élever la croissance au lieu d’élever des murs.

Les maux dont souffrent l’Europe sont bien diagnostiqués dans le processus de Lisbonne. La maladie est connue, les remèdes sont identifiés, mais les médecins hésitent à les prescrire, de crainte de mécontenter le patient. Les gouvernements européens peinent à transcrire leurs belles paroles en actions concrètes. Réformer est toujours un exercice difficile : les avantages liés aux réformes sont généralement diffus et ne se manifestent qu’à moyen terme. Leurs inconvénients sont immédiatement visibles et très concentrés sur une partie de la population. Quand on juxtapose à ce raisonnement les calendriers électoraux et la tendance trop fréquente des électeurs à sanctionner lourdement les réformateurs par les urnes, on arrive à une conclusion simple : ce n’est jamais le bon moment pour réformer.

L’Europe en a pourtant besoin. Sans réformes structurelles, le seul vieillissement de la population pourrait réduire la croissance potentielle d’ici à 2040 à un bien maigre 1,25%. Dit autrement, nous risquons de devenir une économie de vieux, à la croissance molle.

Je ne voudrais pas noircir inutilement le tableau. La mise en œuvre des objectifs contenus dans les divers programmes de Lisbonne a commencé à produire des résultats positifs. Globalement, six millions d’emplois ont été créés entre 2000 et 2005. Le chômage de longue durée a diminué. Des marchés très importants ont été partiellement ou totalement ouverts à la concurrence. Tel est notamment le cas des télécommunications, du transport ferroviaire de marchandises, des services postaux ou de la fourniture d’électricité et de gaz. Les effets de ces ouvertures sont importants : les prix des télécommunications ont par exemple baissé en moyenne de 24% depuis 1996.

Le taux de transposition des directives marché intérieur a progressé, pour approcher les 98%. Des efforts considérables ont été faits pour construire un cadre commun en matière de services financiers, avec l’adoption et la mise en œuvre d’un vaste plan d’action comportant une quarantaine de textes différents.

Globalement, la croissance européenne reste cependant faible et l’Union ne parvient pas à rattraper son retard sur les Etats-Unis : le PIB par habitant des Européens ne représente plus que 72% de celui des Américains. La majeure partie de l’écart s’explique par la conjugaison de la faiblesse du taux d’emploi - particulièrement des travailleurs âgés - et de la croissance trop lente de la productivité - elle progresse de moins de 1% par an en Europe contre 2% aux Etats-Unis - du fait de l’insuffisance des investissements privés et publics et du retard relatif pris dans l’utilisation des technologies de l’information et de la communication.

La recherche demeure en dépit des efforts régulièrement annoncés un parent pauvre de l’Europe. Sa part dans le PIB atteint tout juste 2%, contre plus de 3% outre Atlantique. Le nombre de chercheurs reste par ailleurs modeste comparé à celui de notre compétiteurs : il y a en moyenne un peu plus de cinq chercheurs pour 1000 travailleurs en Europe, contre huit aux Etats-Unis et neuf au Japon.

Si l’investissement public européen en matière d’éducation est comparable à celui des Etats-Unis, le vieux continent pâtit par contre cruellement de la faiblesse de son investissement privé dans le secteur, qui est trois fois moins important qu’au Japon et cinq fois moins important qu’aux Etats-Unis. Enfin, il subsiste des cloisonnements lourds pour des pans importants du marché unique, particulièrement dans le domaine des services. Globalement, la zone euro connaît donc une situation moins favorable que celle de ses principaux compétiteurs.

La feuille de route pour l’Europe est claire et passe par quatre axes:

- premièrement, poursuivre la réforme des marchés de produits afin d’y développer une concurrence plus forte. La liberté d’établissement des prestataires de services et la libre circulation des services entre Etats membres accroîtrait le PNB de 0,6% et l’emploi de 0,3%. Adopter rapidement la directive services est à cet égard un pas indispensable à la croissance.

- deuxièmement, poursuivre l’intégration des marchés financiers. Des marchés européens parfaitement intégrés pourraient abaisser d’un demi-point le coût du capital pour les entreprises, accroître le PNB de 1,1% et l’emploi de 0,5%.

- troisièmement, développer l’investissement dans l’éducation et l’économie de la connaissance. Faire passer la part des dépenses de recherche de 2 à 3% du PIB accroîtrait le PNB européen de 1,7% d’ici à 2010. L’Europe doit en particulier rattraper son retard dans les technologies de l’information, qui sont au cœur du boum économique américain.

- enfin quatrièmement, continuer les réformes du marché du travail. Il faut en particulier veiller à rendre le travail attractif par rapport à l’inactivité, lever les barrières à la mobilité professionnelle et géographique, faciliter les embauches et les licenciements et augmenter le taux d’emploi, particulièrement des femmes, des jeunes et des seniors. Les difficultés actuellement observées en France montrent que cette voie est politiquement périlleuse. Elle est néanmoins nécessaire. Il faut à la fois une volonté politique forte et un dialogue social intense pour moderniser les règles applicables en matière d’emploi.

L’exemple danois montre cependant qu’il est possible de concilier une protection sociale élevée avec une forte flexibilité du marché du travail. Cette « flexicurité », comme les économistes l’appellent, est une piste à examiner pour tous ceux qui souhaitent préserver le modèle social européen sans pour autant obérer la capacité de nos entreprises à faire face à la concurrence mondiale.

L’expérience, écrit Oscar Wilde, est « le nom que nous donnons à nos erreurs ». L’Europe n’est à cet égard que trop expérimentée. Nous savons ce qui marche et nous savons ce qui échoue. Et nous savons, pour l’avoir expérimenté, que le protectionnisme larvé du culte du champion national ne marche pas.

Il est temps de tourner une fois pour toute cette page et de faire preuve d’un patriotisme ambitieux, plutôt que de chercher à se recroqueviller sur soi. L’Europe doit cesser de maugréer comme une vieille femme et se battre pour rester dans la cour des grands. Le replis nombriliste est la plus sure garantie du déclin : nos concurrents, qu’ils soient américains, indiens ou chinois ne nous attendront pas.

Nous devons trouver un nouvel élan pour construire un vrai projet politique autour d’institutions réformées, d’un modèle social modernisé et d’un grand marché efficace et dynamique. Il faut aller au delà des blocages créés par les résultats des référendums. Le patriotisme étriqué des Etats nations du XIXème siècle doit céder la place à un authentique patriotisme européen. L’Union est notre seule chance de peser sur la scène internationale.

Nous avons les moyens d’être un acteur économique et politique majeur et de rattraper les Etats-Unis. Reste à en avoir la volonté.

Voila le but patriotique ambitieux que l’Europe devrait aujourd’hui se fixer.

Je vous remercie pour votre attention.

Item source: SPEECH/06/207 Date: 28/03/2006

Register to continue

Why register?

  • Registration is free and only takes a moment
  • Once registered, you can read 3 articles a month
  • Sign up for our newsletter
Register
Please Login or Register to read this article.

Sponsored